samedi 21 novembre 2015

Un mental de femme battue

Bien sûr, Algernon n'était pas violent en permanence.

Il l'était seulement souvent, et de manière imprévisible.

C'est pas facile de vivre constamment sur ses gardes. C'est pas facile de vivre dans l'appréhension constante de la prochaine explosion. L'expression est : marcher sur des œufs. En vrai, ça correspondrait plutôt à la sensation de vivre dans un champ de mines. C'est un peu tendu.

C'est pas facile, lorsque tu es en train de petit-déjeuner dans la cuisine, de craindre que ton compagnon se lève et descende avant que tu aies terminé, parce que tu sais qu'au minimum ta présence dans la cuisine quand il descendra faire son café semblera le mécontenter, et au pire tu ne sortiras pas de cette foutue cuisine du reste de la matinée, piégée dans une de ses séances de torture mentale.

Vous me direz : t'as qu'à faire en sorte d'avoir terminé de petit-déjeuner quand il se lève.

Mais oui bien sûr, ya qu'à faire ça, c'est évident.

Sauf que là, vous venez de mettre le pied dans un truc. Vous venez de faire le premier pas dans ce qu'un collègue un peu maladroit a un jour appelé : un mental de femme battue.

Un mental de femme battue, c'est penser qu'en vous dépêchant de finir votre petit-déjeuner vous éviterez la violence. Qu'il suffirait de modifier votre comportement pour que la violence cesse. Que la violence dépend donc de votre comportement. Que c'est à vous de changer, de trouver ce qui, dans vos actes, déclenche la violence, afin d'éviter de le faire à l'avenir.

Un mental de femme battue, c'est considérer que tu es responsable de la violence qui t'est faite, et que tu peux y trouver remède en changeant ta façon de faire.

Alors tu commences à essayer de changer. Terminer plus vite ton petit-déjeuner, d'accord, mais aussi un millier d'autres choses. Tu essayes d'être parfaite pour éviter à ton compagnon tout motif de contrariété. Tu vis dans une tension permanente, dans la crainte constante de foirer et de tout faire foirer. Et puis tu rates, évidemment, parce que personne n'est parfait. Et tu t'en veux.

Et puis c'est difficile, parce que comment dire : un jour il va te prendre la tête parce qu'il te trouve dans la cuisine quand il se lève, et que ça l'agace, mais un autre jour il va te prendre la tête parce que tu n'es plus dans la cuisine quand il se lève, et qu'il a l'impression que tu le fuis. Ses exigences sont détaillées et contradictoires. Rien n'a de sens, tout s'inverse en permanence en son contraire. Tu as beau essayer, tu n'arrives pas à trouver la logique du déclencheur, à comprendre les règles de ce qui provoque sa violence.

Mais c'est parce que ce n'est pas ton comportement qui est cause de la violence. Ton comportement n'est qu'un prétexte, et s'il change, le prétexte changera lui aussi.

Le besoin de violence trouve toujours un prétexte.

La violence de ton compagnon, c'est comme un fleuve qui cherche à passer. Aucun barrage ne tiendra indéfiniment. A un moment le fleuve le brisera, ou trouvera une autre voie.

Lorsque de la violence cherche à s'exprimer, elle trouve toujours le moyen de le faire.

Ça tombe sur toi juste parce que tu es là.

Tu pourras changer tout ce que tu veux, ton comportement, ta personnalité, ton identité, la violence te tombera dessus quand même, parce que ton compagnon porte en lui cette violence qui a besoin de se déchaîner.

Alors la seule chose que tu puisses faire, la seule, vraiment, qui soit en ton pouvoir pour arrêter la violence, c'est partir.

mardi 20 octobre 2015

Les caresses blessantes

Je n'ai jamais connu personne dont les gestes d'affection fassent aussi systématiquement mal.

Je me souviens de cette époque où j'avais une fissure au lobe de l'oreille, parce qu'en me caressant le visage à chaque fois tu le faisais rouler en me l'arrachant un peu, rouvrant la blessure qui ne cicatrisait pas. Tes caresses sur mon visage étaient un peu fermes, bien sûr.

De ta main posée sur mon bras, mais avec une pression des doigts si dure que tu me broyais les os et les nerfs.

Des tout débuts de notre relation, où j'appréhendais tes étreintes parce que tu me serrais très fort, non au niveau des épaules, mais au niveau de la nuque, que je sentais mes vertèbres craquer dans l'étranglement, et que souvent j'en ressentais ensuite des douleurs pendant plusieurs jours.

Combien de fois, au lit, tu as bougé ta jambe sur la mienne à la manière d'un archet en appuyant très fort, faisant rouler les muscles sous ma peau d'une manière qui m'était très douloureuse, j'avais beau te le dire, tu recommençais toujours et c'est moi qui étais pénible.

Et puis il y a eu cette longue période où après l'amour, encore en moi, tu faisais un certain mouvement qui t'était sans doute agréable, mais me faisait hurler de douleur. J'avais exprimé cela clairement. Tu savais exactement de quel mouvement il s'agissait. Mais il a bien fallu un an pour que tu arrêtes de le faire - peut-être pas chaque fois, mais suffisamment souvent pour que chaque fois je l'appréhende sans pouvoir l'empêcher.

C'est pas possible d'être en permanence en train de craindre les gestes d'affection physique de la personne que l'on aime. C'est un cauchemar.

Bien sûr, cela arrive de faire mal à quelqu'un en voulant le ou la caresser, cela arrive d'être maladroit. Mais toutes tes caresses étaient minées. Et au lieu de faire ce qui se fait d'ordinaire dans ce genre de situation - on s'excuse, et on arrête le geste - toi au contraire tu me mettais la pression pour continuer, tu te plaignais que j'étais trop douillette, qu'on ne pouvait pas me toucher, que j'étais pénible, que je ne t'aimais pas. ça te donnait un argument pour limiter les gestes affectueux, évidemment, puisque j'étais si intouchable. Et puis c'était une manière efficace de me faire culpabiliser.

Isolée dans la privation de contact physique, et pourtant craignant que tu me touches. Désirant les caresses, craignant les coups.

Ainsi la plupart de tes caresses étaient des pièges. De même, dans beaucoup de tes propos, une pointe était cachée, et de la même manière que pour les caresses, il ne fallait surtout pas que je la relève, il ne fallait pas que je m'en plaigne, sinon c'était l'amorce qui allait te permettre, des heures durant, de m'adresser reproches et culpabilisation.

mercredi 30 septembre 2015

Je t'ai tellement aimé

Les jours où je ne suis pas coupée de mes sensations, parfois ça me revient en pleine gueule, il y a des chansons comme ça qu'il vaut mieux que j'entende pas dans les lieux publics parce que ça va pas être beau à voir, parce que faut bien avouer que c'est toujours le cas, qu'un amour comme ça, ça se termine pas comme ça, ça se termine pas du tout en fait.

On vit déchiré après, c'est tout.

J'ai tout aimé chez toi. Souvent encore quand un homme me plaît, ce n'est pas qu'il te ressemble, mais je dois bien avouer que vous avez quelque chose en commun, c'est sûr.

J'ai aimé ta voix que tu n'aimes pas.

Repenser à ton sourire me bouleverse. A la façon dont tu baisses les paupières. Aux mèches lourdes de tes cheveux.

Je me suis planquée pour t'écouter jouer de la musique à l'époque où tu pensais que ce n'était pas agréable à entendre. Je t'ai accompagné prendre confiance progressivement. Et j'ai toujours tellement aimé ces moments quotidiens où tu prenais ta guitare, posé n'importe où, parfois t'accompagnant au chant. J'ai tant aimé ta musique.

Pas juste la musique que tu faisais. Ta musique personnelle, ton harmonie intérieure, ce qui fait que tu es toi.

Ton tour d'esprit, ton humour, l'étincelle dans tes yeux lorsque tu comprends un truc qui à la fois t'amuse et te plaît.

Mais ce qui est étrange, c'est que je peux pas dire qu'"on" s'est aimés. On n'a pas vécu ensemble la grande histoire d'amour qu'on aurait dû.

J'écris ça, j'ai le sentiment d'avoir été volée.

C'est une terrible chose à penser, que j'ai vécu huit ans avec l'homme que j'ai le plus aimé de ma vie, et que ça n'a rien eu d'heureux.

Tu refusais mon amour, mes marques d'affection te mettaient mal à l'aise, mon désir te faisait peur, les qualités que je voyais en toi n'étaient jamais les bonnes, les compliments tu ne les croyais pas. Je ne t'aimais jamais de la bonne façon, la manière dont je t'aimais tu la trouvais insultante, et je n'avais aucune piste pour savoir comment tu aurais voulu être aimé. Tu me tenais à distance, tu me faisais comprendre que je n'étais pas la bienvenue, au bout d'un moment je n'osais même plus aller vers toi. Les marques d'attention, les efforts que je faisais pour te rendre la vie agréable tombaient la plupart du temps comme un dû, rencontrant au mieux indifférence, au pire hostilité.

Je t'aimais et toi qui disais m'aimer, tu me traitais si mal. Et pourtant je te crois, quand tu dis que tu m'aimes. Tu as reconnu, parfois, dans des jours de lucidité, que tu ne te comportais pas comme si tu m'aimais. Que tu m'as enveloppée quotidiennement dans un manteau d'épines. Mais comme toujours, ces éclairs étaient rapidement remplacés par le retour du discours culpabilisant - j'étais horrible, je faisais quelque chose de vraiment affreux, quoi ce n'était jamais clair, mais enfin en tous cas c'était à cause de moi.

De loin en loin tu me jetais quelques miettes, juste assez pour me faire sentir ce que notre relation aurait pu être. C'était extraordinairement bon, dans le désert où je vivais. Cela me donnait des raisons de rester.

C'est comme si tu étais atteint d'une maladie de l'amour, à ne pas pouvoir le vivre autrement qu'en rejetant et agressant la personne que tu aimes. À ne pas pouvoir le vivre autrement que comme une souffrance. Pour ça, et pour ça seulement, je te plains.

Pour moi, c'était comme de devoir t'aimer à travers une vitre. En plus des agressions, une frustration constante. Sauf à de rares, si rares exceptions, je les compte sur les doigts des mains en huit ans, jamais pouvoir vivre l'amour que j'aurais voulu vivre avec toi, tout en sachant qu'il était présent entre nous.

Le supplice de Tantale.

Il en faut de la volonté à Tantale pour choisir enfin d'échapper à l'enfer en tournant le dos au festin qui s'offre à ses yeux, malgré la faim qui le tenaille, et s'enfuir en courant. Sans se retourner. En essayant, le plus possible, de ne pas y penser - parce que penser que l'on doit fuir ce que l'on aime le plus au monde, il y a de quoi devenir fou.

Et c'est horrible de rester si longtemps avec quelqu'un qui aime mal. Parce qu'à vivre ensemble aussi longtemps, on apprend vraiment à l'aimer.

jeudi 24 septembre 2015

Craving

Je ne peux pas revoir Algernon. Je ne peux pas le croiser à nouveau.

Et ce n'est même pas parce qu'il continue à me harceler à distance, à des cycles aussi réguliers que la Lune, à essayer, par mails, par lettres ouvertes postées sur son blog, de me faire croire que je suis folle, de faire vaciller ma santé mentale.

C'est parce que je ne résisterais pas deux secondes à me jeter dans ses bras en pleurant toute l'eau de mon corps et à l'embrasser comme si mon souffle en dépendait.

Parce que c'est simple, ça c'est toujours passé ainsi dans notre relation, et je le sens encore profondément dans ma tête : deux secondes de gentillesse, une parole tendre, un sourire, un seul geste de sollicitude suffisent à oblitérer entièrement à mes yeux des mois de mauvais traitement.

Il y a un an, septembre était une torture. Algernon avait fini par comprendre que je serais ferme dans ma résolution de ne plus vivre ensemble, que j'allais vraiment partir. Alors il était admirable, charmant comme jamais.

Le matin même de mon départ, il m'avait consolée alors que je paniquais, ruinée de larmes, prise dans ses bras avec douceur, trouvé les mots qui apaisent et donnent espoir.

Et ces quelques rares moments, je ne peux les empêcher de me hanter, plus peut-être que des mois et des années de maltraitance. Rien à faire, pour moi ils pèsent davantage, et si l'occasion m'en était donnée, j'ai peu de doutes que je choisirais encore de voir cet aspect-là de lui plutôt que le sombre et amer visage que j'ai connu bien davantage.

Parce que j'ai à la gentillesse le même rapport qu'à une drogue dure. Pour un sourire, pour une minute d'attention, j'ai l'impression que je serais capable d'accepter de subir n'importe quoi.

Certains jours plus que d'autres.

Aujourd'hui ensoleillé, un an après ce fatal et ensoleillé septembre où Algernon déployait toutes les ressources de sa séduction tandis que je restais ferme dans ma décision, ce septembre auquel je ne peux repenser sans que l'angoisse d'avoir été cruelle avec un homme adorable me torde le ventre, sans que cette illusion ne poigne à nouveau mon esprit, les fantômes prennent le contrôle, je sais que je suis vulnérable, je sais que je ne peux sous aucun prétexte revoir Algernon car la moindre ébauche de gentillesse de sa part me jetterait à nouveau totalement dans son emprise.

jeudi 27 août 2015

L'hameçon

Tout à l'heure j'ai croisé un pêcheur qui avait ferré un gros poisson. Il l'avait ramené tout près de la rive, il ne le sortait pas encore de l'eau, il le fatiguait. J'ai eu de la compassion pour la grosse bestiole qui se débattait à la surface, qui allait et venait en tous sens, cherchant une issue, qui mettait tant de vigueur à chercher à échapper à la mort inéluctable, qui se battait comme si elle pouvait encore échapper à cette horreur qui lui perforait la bouche de l'intérieur. C'était cruel.

La grosse bête ne se résignait pas. Et comment faire autrement. Comment cesser de croire, jusqu'au bout, qu'on va pouvoir s'en sortir.

Pourtant le poisson était déjà foutu, comme je l'étais moi aussi à chaque fois que je mordais à l'hameçon d'Algernon.

Je le voyais jamais venir. Je le gobais toujours comme quelque chose de normal, j'y répondais en confiance. Ça avait toujours l'apparence d'un truc normal. L'hameçon était caché à l'intérieur. Pas moyen de faire la différence entre une phrase qui contenait un hameçon et une phrase qui n'en contenait pas. Parce que le seul truc qui faisait la différence, c'était : est-ce que ce jour-là, Algernon était d'humeur à aller à la pêche. Ça, je pouvais pas le savoir. Et c'est seulement après-coup que je me rendais compte avec horreur que je venais de mordre à l'hameçon fatal.

Je me débattais un peu, comme tout bon poisson j'essayais de revenir en arrière, de dénouer rapidement le fil, de revenir à l'instant avant celui où tout avait basculé, mais je voyais rapidement que je ne pourrais pas m'en décrocher.

Qu'Algernon m'avait ferrée, et qu'il allait me fatiguer pendant des heures, jusqu'à ce qu'une mort symbolique s'ensuive. Jusqu'à ce que je pleure, jusqu'à ce que mon visage ne soit plus qu'une grimace difforme, jusqu'à ce que je pousse des cris inarticulés, jusqu'à ce que je me cogne la tête contre les murs, jusqu'à ce que je m'effondre, apathique.

Parfois j'ai essayé de feinter, de faire le poisson mort, de ne pas chercher à m'échapper en tirant sur la ligne, ce qui ne fait que faire pénétrer plus cruellement l'hameçon dans les chairs. Je pensais que peut-être le pêcheur pouvait se lasser, poser sa canne, casser sa ligne, penser à autre chose. Mais non, jamais. Quand Algernon m'avait ferrée, jamais il ne lâchait prise. Il allait continuer à me harceler à petits coups jusqu'à ce que de douleur je craque, que je lui donne ce qu'il attendait.

Me voir danser au bout de sa ligne, me contorsionner de douleur sous sa cruauté en luttant pour ma vie, impuissante à m'échapper, irrationnelle, les yeux révulsés.

Et à la fin, jamais il ne me donnait de coup de grâce. Il me laissait me contorsionner un temps sur la rive, à l'agonie, animée de mécaniques soubresauts.

Puis il me rejetait à l'eau. Pour que je cicatrise un peu, suffisamment. Pour la prochaine fois.

mercredi 19 août 2015

Regrets sur mon vieux canapé

Mon canapé n'est pas très large ; il n'est pas très profond; il grince, l'assise en est usée ; il lui manque les accoudoirs qui en feraient un nid pour la lecture ; du reste, son dossier est bien trop droit et raide, on ne peut s'y enfoncer moelleusement. Il lui manque à peu près toutes les qualités du canapé spacieux et confortable que nous avions choisi pour notre salon, Algernon et moi.

Un canapé où passer de délicieux dimanches pluvieux en automne, à lire l'un à côté de l'autre, cachés sous des plaids, en faisant des miettes de cookies.

Un canapé où se raconter tranquillement nos journées.

Un canapé où poser ma tête sur ses genoux pendant qu'il caresse mes cheveux. Ou l'inverse.

Je manque d'imagination pour ce canapé, mais il inspire des idées de confort, de sécurité, de tendresse.

Et pourtant rien de tout cela dans mes souvenirs de ce canapé - ou si peu.

Mais tellement, tellement de souvenirs de ces longues journées où, chacun assis à un bout du canapé, Algernon hostile, intouchable, me détruisait à petit feu de ses mots jusqu'à ce que je m'effondre. Le canapé était alors un piège où ses mots me tenaient ligotée, impuissante, incapable de me lever et de partir, jusqu'à destruction totale.

Tant de nuits où, réveillée par l'angoisse qui me vrillait le ventre vers quatre heures du matin, j'ai fui le lit où j'étouffais pour venir dormir sur le canapé où, loin d'Algernon, je trouvais enfin le sommeil.

Tant de fois où sur ce canapé j'ai dormi tout le jour pour être au soir encore épuisée, minée par la violence quotidienne.

Tant de fois où en passant dans le salon j'ai vu Algernon assis là le regard fixe, éruption imminente, ruminant quelque colère.

Et pourtant je ne peux m'empêcher de regretter ce vieux canapé. Mais si j'interroge ce regret, je sais que ce n'est pas réellement le regret de ma vie avec Algernon, mais le regret de ce que cette vie aurait pu être, et qu'elle n'a jamais été.

Ce regret, c'est la trace de ce sentiment qui m'a fait rester huit ans avec un homme qui chaque jour par ses violences trahissait l'amour que je lui portais : le sentiment que cela allait changer, qu'Algernon avait le potentiel pour être un homme merveilleux, que notre relation avait le potentiel pour être extraordinaire.

Si seulement ça arrêtait de péter à tout bout de champ. Si seulement il arrêtait de me considérer comme son ennemie. Si seulement il relâchait la pression. Si. Si. Si.

Je misais sur le bon en lui, en nous.

Je me raccrochais comme à une bouée de sauvetage aux rares jours ou heures agréables que nous passions ensemble, comme à des preuves qu'avec un peu d'efforts, de bonne volonté, cela pourrait être comme ça tout le temps.

Avec le recul, je pense que ces bons moments ne m'apparaissaient comme extraordinaires qu'à cause de leur rareté. En réalité, ce n'étaient que les moments ordinaires d'un couple. Mais parce que la plupart du temps j'étais privée de cette tendresse ordinaire, de ce calme, de ces sourires, ils me semblaient hors norme, quelque chose d'inatteignable, de divin, que je ne pourrais jamais retrouver avec personne d'autre. Alors je fondais sur ces moments l'espoir que notre couple aille mieux. Je me disais qu'on ne pouvait pas renoncer à une entente pareille.

Je sais à présent que le regret de mon vieux canapé, c'est le regret de tous les espoirs que j'ai nourris huit années durant d'avoir enfin une vie normale avec Algernon. Sur ce canapé, on aurait pu faire ce que font tous les autres couples, se détendre, être heureux.

Mais ce canapé n'a jamais eu la chance d'accueillir tous les espoirs que nous avions mis en lui.

Faire le deuil de mon vieux canapé, c'est faire le deuil de la relation rêvée que j'aurais eu avec un Algernon imaginaire. Quelque chose qui n'a jamais existé que dans mon désir. Et que le canapé symbolise, mais n'incarne pas.

Mon canapé actuel est peu confortable, la housse en est usée, grisâtre et tachée, et j'y suis assise seule.

Mais je n'y subis pas de violences ; j'y suis libre et tranquille. Je m'y assieds et m'en lève quand je le souhaite. Il est, d'une certaine manière, le symbole de cette vie que j'ai reconquise.

samedi 30 mai 2015

Les yeux glace

Parfois passant du temps avec un homme que j'aime, au beau milieu d'un moment agréable s'immisce un regard aigre, soudain je me mets à regarder cet homme avec les yeux de la mesquinerie, avec les yeux de qui ne cherche pas en l'autre la beauté, mais les imperfections, avec les yeux de qui se rassure de pouvoir juger l'autre sur ses imperfections, je sens une onde de mépris qui me parcourt, soudain alors que j'étais si proche je me perçois projetée à distance, je sens passer en moi des jugements sur des critères si mesquins - un visage, une silhouette, une éducation - que je m'en révolte aussitôt contre moi-même. Une sorte de nausée intérieure me soulève, ce qui vient de me traverser la tête, je ne peux pas le supporter en moi, il faudrait que je le vomisse de mon esprit.

Dans ces moments je sais que A. est entré dans ma tête, que c'est lui qui pense et sent à travers moi, qu'il faut que je l'en sorte.

Avant de connaître A. je ne me serais jamais permis de juger quiconque "médiocre". Aujourd'hui pas davantage. Cette émotion n'est pas la mienne. Elle vient d'avoir côtoyé huit ans durant quelqu'un qui méprisait tout ce qu'il aimait. Elle vient d'avoir moi-même été aimée et méprisée en même temps, de façon si intimement mêlée, à vous rendre fou.

Je ne sais pas pourquoi A. méprise avec tant de force et de persévérance. Comme une réaction de défense vis-à-vis de tout ce qui met son intégrité personnelle en danger, c'est-à-dire tout ce qui est l'autre, et tout ce qui pourrait venir fissurer son déni.

Mais je sais que le mépris, c'est une émotion que j'ai toujours trouvée diminuante pour celui qui la ressent, sans même parler de l'irrespect total de la personne qui en est l'objet, parce que ça c'est une évidence que c'est inacceptable.

Moi, je carbure à l'enthousiasme et à l'admiration. Et si tu prends prétexte de mon admiration pour me juger méprisable, oh, pauvre, pauvre toi. Comme je te plains de ne pas concevoir cela autrement que comme des relations de hiérarchie.

C'est peu dire que je vis mal ces moments où je sens que je juge mes amours avec les yeux de A. Mais ma longueur d'avance, c'est que je sais, dans ces moments-là, ce qui est en train de se passer. Je sais que ce jugement n'est pas le mien. C'est un sentiment désagréable, mais je peux m'en détacher.

J'aime avec un cœur généreux. Un jour, A. sera sorti de ma tête, ces parasites disparaîtront.

Bien plus gênante est cette sensation de vivre mes meilleurs moment à travers un voile de glace. Comme si je n'étais pas vraiment là. Comme si je n'arrivais pas à aller au bout de mes émotions. Comme si je me regardais à distance en train de vivre un moment agréable, mais que ce n'était pas moi qui étais en train de le vivre. Comme si je ne le ressentais pas dans les tripes, mais comme quelque chose d'abstrait.

Doucement mais sûrement, je me dissocie.

Pour moi, les deux sont liés. Si je peux sentir en moi des jugements insultants pour la personne que j'aime, c'est parce que, dans ces moments où je dissocie, cette personne n'est plus tout à fait réelle, plus tout à fait une personne.

Je ne sais pas si c'est à cause de l'angoisse, de la menace que je sens toujours tapie au fond de moi, bourdonnant constante, sourde, de cette sensation tenace qu'à tout moment n'importe qui peut se mettre à me hurler dessus de façon irrationnelle, que ce que j'aime est dangereux et cherche à me tuer.

Ou si c'est quelque chose de plus profond.

Dans ces moments-là, j'ai peur de devenir A., parce que je sais que je touche à des choses qui sont profondément à l’œuvre chez lui. Je ne veux pas devenir A., dont la ruine intérieure se traduit en haine d'autrui. Je ne veux pas devenir cette autre femme, la sœur d'une amie, qui, après avoir vécu la violence du père de son enfant, brutalise à présent à son tour son nouveau compagnon.

Ce cercle est trop fréquent.

Je ne veux pas être celle que la crainte d'être à nouveau agressée maintient en permanence en position d'attaque. Je ne veux pas être celle qui a tellement perdu confiance qu'elle ne peut plus jamais se lier, et brûle tout ce qui l'approche.

Comme A.. Pauvre A.

Attendez-moi. S'il vous plaît. Pour l'instant je fais un peu semblant, en espérant que ce sera bientôt pour de vrai. Un jour, je serai à nouveau des vôtres.

lundi 18 mai 2015

Survivante

Je suis une survivante.

J'ai survécu à tellement de trucs, t'imagines même pas.

Je suis une survivante, ça ne veut pas dire : je suis une victime.

Je suis aussi une victime. Mais ça, c'est juste un fait.

Je suis une survivante, ça ne veut pas dire que j'ai passivement survécu. ça veut dire que je me suis battue, et que j'ai vaincu.

Je suis une survivante, ça veut dire : je suis encore là.

J'ai surmonté, c'est-à-dire que je me suis haussée au-dessus. A la seule force de mes bras. Je vis à présent d'une vie supérieure. Sur-vivante.

Je suis forte. Je suis entière. Bien sûr, tout ça laisse des traces, des marques, des ébréchures. Mais je suis résistante.

Et les cicatrices rendent mon visage intéressant.

Je m'en suis pris des coups, au corps, à l'âme, à la face, à l'intime. Et je suis toujours là. J'ai tenu bon.

Je me suis battue. J'ai vaincu.

Les coups, je les encaisse, je les intègre, j'en fais une partie de moi. Mon histoire, mais aussi ma sagesse.

Pour surmonter je me suis grandie.

J'ai grandi à travers mes batailles. Ne dis pas que je me suis durcie : je me suis trouvée. Tu prétends que je suis dure parce que tu m'aimes faible et vaincue. En vrai je suis douce. Douce, et ferme.

Je suis devenue tellement forte, toutes tes attaques, je les ai récupérées, je les ai subverties, tes armes, je les ai retournées contre toi. A présent je les vois venir de si loin, à peine un haussement de mon sourcil pour qu'elles s'écrasent dans la plaine à mes pieds, tourbillon de poussière sitôt dispersé.

Je suis une forteresse, une forteresse souple et sensible. J'ai conservé toutes mes qualités de cœur - je les ai protégées de tes assauts. Mieux, en luttant pour elles je les ai découvertes. Tout ce que tu nommais mes faiblesses, à présent je le revendique. Elles sont ma force et ma beauté.

Je suis terrible et magnifique.

Je suis une survivante, la boss de fin des temps, la colère des justes, la fierté faite femme, l'échec programmé de toute tentative de m'anéantir. Ton cauchemar.

Alors je ne dirai pas : vas-y, frappe. Non. Je dirai : n'essaye même pas.

Je suis une survivante.

jeudi 7 mai 2015

Mots de gorge

J'ai jamais eu aussi souvent mal à la gorge que quand j'étais avec toi, A. D'accord la gorge ça a toujours été mon point faible. Mais quand même, toutes ces années, je compte plus les angines, les trachéites, les laryngites.

Et pour moi ça fait sens. Parce que si souvent face à toi ma gorge s'est bloquée. Je parlais avec toi, ou plutôt, tu m'imposais ta parole, tu me violentais de mots, j'essayais de me défendre, j'essayais de me justifier, toujours, toujours, et rapidement je sentais ma gorge se bloquer, comme si une barre d'acier la traversait de part en part.

L'expression "avoir une boule dans la gorge", je l'ai vécue concrètement, mais elle est si faible pour décrire la dureté de ce qui me restait en travers.

Tu me tenais comme ça pendant des heures, tu m'imposais tes mots, violents, ton regards, violent, ma gorge devenait de la pierre, mes cordes vocales raides, dures, ma voix éraillée, parfois ça persistait ensuite pendant plusieurs jours.

Une sécheresse qu'aucune eau ne pouvait apaiser.

Je sentais cette tension dans tout mon cou, ma gorge, ma nuque, jusqu'au sommet du crâne, ma peau mes os mes muscles tendus à faire mal, ma tête devenait pierre et c'était si douloureux.

Ton but n'était pas de me faire avouer quelque chose. Ton but était de me réduire au silence. Mais pour ça, pour que mon silence ait pour toi valeur de victoire, il fallait d'abord me faire parler. Si je ne disais rien, si j'essayais de contenir mes émotions, tu pouvais continuer pendant des heures, jusqu'à ce qu'enfin n'y tenant plus je réagisse. Si je m'insurgeais de tes insultes, de tes accusations injustes, de tes calomnies, de tes insinuations dégueulasses, tu cherchais à me rentrer les mots dans la gorge, c'était si dur de les faire sortir, ça ne passait pas.

Tu m'as parfois fait hurler de rage et de douleur à en avoir mal pendant des jours.

Tu ne t'arrêtais que lorsque de ma gorge ne sortaient plus que des sanglots, durs, douloureux, comme des galets franchissant avec difficulté mon oesophage.

Tout à l'heure je marchais dans les rues de cette ville si belle, dans le soleil de début de journée, j'avais envie de pleurer je pensais à toi, ça me remontait comme une douleur depuis les poumons pour éclore dans la gorge, comme si ma cage thoracique s'ouvrait doucement, comme si l'air entrait pour la première fois dans mes poumons, mais c'était une douleur saine, un picotement presque agréable, A., tu sais, la douleur de la cicatrisation.

jeudi 16 avril 2015

Les autres

Souvent je m'attends à ce que les gens se mettent à me hurler dessus. Se mettent en colère contre moi, comme ça, sans raison. Même les amis. Même les amis proches. Même ceux dont je n'ai jamais rien eu à craindre. Souvent quand je ne suis pas avec eux je n'ose pas les contacter parce que je les imagine se transformer subitement en pères - ou mères - fouettards. Le même déchaînement de violence injuste et injustifiée que j'ai vécue de la part de A., et aussi de quelques autres personnes - du coup j'en crains le surgissement chez un peu tout le monde.

J'ai du mal à parler de ce que j'ai vécu.

Je m'attends toujours à ce qu'on mette ma parole en doute. Qu'on ne me croie pas. Que, en face ou dans mon dos, on dise que je délire, que j'en fais trop, que je cherche juste à attirer l'attention sur moi. Que c'est pas possible. Que je suis une grosse mytho.

Moi-même parfois j'ai du mal à y croire, je me dis non mais tu te fais des idées ma fille, tout de même, il ne t'a pas battue. Je me dis que ce que j'ai vécu c'était peut-être normal, c'est juste moi qui suis trop sensible. Et puis là en général je me secoue et je dis : A., sors de ma tête.

J'ai du mal à parler de ce que j'ai vécu, parce que je pense toujours que les autres n'ont pas envie d'entendre parler de ça. C'est trop triste, trop violent. J'ai pas envie de plomber l'ambiance. Je m'imagine que si je commence à m'ouvrir les horreurs que j'ai vécues, les gens prendront leurs distances avec moi parce que c'est trop pesant à porter, parce qu'ils ne peuvent pas supporter ça.

Je m'imagine que mes amis ne voudront plus me parler.

Je me sens comme une merde de parler de ça à des personnes qui connaissent A., j'ai l'impression de médire dans son dos.

Je m'imagine que les amoureuxses ne voudront plus de moi s'ils savent que je porte en moi un aussi lourd vécu. Je m'imagine que mes traumatismes me rendent repoussante. Donc je les cache.

Je m'imagine que si je me mets à pleurer devant eux, les gens me trouveront si laide qu'ils ne voudront plus jamais me voir.

J'ai peur que les gens aient envie de me taper dessus parce que ma faiblesse passée ou présente les énerve ; parce qu'ils trouveraient que les gens faibles sont nuls.

Je pense que personne n'a envie d'entendre parler de violences conjugales et que du coup, si je commence à le faire, mes amis vont se mettre à me crier dessus et me mettre à la porte.

Je pense que les gens s'imaginent qu'une fois qu'on a quitté son conjoint violent, c'est bon, c'est fini, et qu'ils ne comprendront pas que j'aie autant besoin d'en parler après.

Je culpabilise beaucoup d'avoir autant besoin d'en parler. Alors finalement j'en parle peu, rarement, sans entrer dans les détails.

J'ai du mal à m'ouvrir.

J'ai pas dit que les gens avaient ces attitudes-là. Dans tout ce qui précède je parle de mes appréhensions irrationnelles vis-à-vis des réactions des autres, forgées par l'expérience de la violence et puis deux ou trois autres trucs aussi. Je parle de l'intériorisation de la crainte, de la culpabilité ancrée et de l'isolement qui s'ensuit. Je parle de ma mentalité de femme battue.

Les autres, maintenant.

Bien sûr j'ai perçu souvent une gêne, une réticence chez mes interlocuteurs. ça se comprend. C'est pas des choses faciles à entendre. C'est pas des choses auxquelles on s'attend, même si les statistiques des violences conjugales sont si effarantes qu'on devrait toujours bien se douter qu'on en a dans son entourage proche. Deux femmes sur cinq, au cours de leur vie. Vous en connaissez forcément une.

L'envie de changer de conversation, je l'ai sentie aussi. C'est pas toujours fait avec tact. Mais je suppose que préférer parler d'autres choses plus positives, ça part d'un bon sentiment, c'est pas juste parce que vous en avez rien à foutre de mes problèmes et qu'est-ce qu'elle vient nous emmerder.

De l'incrédulité parfois chez ceux qui connaissent aussi A., mais la plupart du temps je sais juste pas ce que vous en pensez.

De l'incompréhension chez ceux qui me connaissent depuis si longtemps qu'ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi je ne leur en ai pas parlé avant.

Des tentatives de relativiser, de minimiser, de ramener ce que j'ai vécu à des disputes d'amoureux, à des situations de couple normales, à des ruptures normales. Je sais bien que c'est pour essayer d'apprivoiser l'inacceptable, de le ramener à votre échelle, mais pour moi c'est très humiliant. Je me sens rabaissée lorsque quelqu'un fait ça. Je me sens incomprise sur un sujet intime, important, atrocement douloureux.

Et puis cette question qui revient toujours, lancinante, culpabilisante : pourquoi es-tu restée ? Vous n'avez pas idée à quel point je me sens nulle, à quel point je me sens responsable, à quel point je me sens t'as à t'en prendre qu'à toi-même, à quel point je me sens misérable à chaque fois que quelqu'un me pose cette question-là. ça me donne l'impression que j'ai à me justifier, comme si c'était moi la coupable.

Le seul truc pire, je crois, c'est ceux qui me demandent ce que je faisais pour mettre A. en colère comme ça. Comme s'il y avait une possibilité pour que je l'aie mérité.

mardi 24 mars 2015

Pourquoi rester

La première réaction des personnes à qui je parle de mon expérience de la violence conjugale est en général d'incompréhension : pourquoi suis-je restée si longtemps ? Huit ans, c'est quand même... long !

Je pourrais prendre cette question comme quelque chose de très culpabilisant. Mais je choisis d'y entendre un authentique étonnement - étonnement d'autant plus grand que je ne suis pas précisément une petite chose fragile.

Ces réponses me sont personnelles, bien sûr, mais quand je me pose sincèrement la question, voilà ce que je me réponds.

(1) Parce que A. ne se réduit pas à un conjoint violent. On ne tombe pas amoureuse de quelqu'un à cause de sa violence. C'est aussi quelqu'un de magnifique et unique, que j'ai aimé et que j'aime sans doute encore. Longtemps je me suis concentrée sur les aspects positifs de notre relation - et il y en avait, bien sûr - en relativisant la violence. Ainsi je passais mon temps à oublier les violences passées, vivant en amnésique, surprise à chaque nouvelle explosion.

(2) Parce que j'ai beaucoup culpabilisé de cette violence, puisque j'étais constamment accusée d'en être la cause. Souvent c'était des accusations complètement irrationnelles, je ne les comprenais pas mais les ressentais profondément et espérais réussir, moi, à changer. Souvent aussi A. me reprochait mon manque d'engagement dans la relation, alors que j'ai tout donné pour notre couple, alors que mes rares réticences étaient liées à sa violence. Ça, je pense que c'est une des causes principales : A. passait son temps à m'embrouiller l'esprit et à me dire que c'était moi la responsable.

(3) Parce que A. a vraiment essayé de changer. Dans le cours de notre histoire, il a fait trois thérapies, dont au moins une visait directement à régler ses problèmes de violence, les deux autres à un travail psychologique plus global dont on pouvait attendre indirectement des effets positifs. Je l'ai vu constamment alterner entre des phases où il reconnaissait le problème et d'autres où il le niait complètement, ou affirmait que c'était du passé et qu'à présent c'était moi le problème (voir point 2).

(4) J'ai essayé de rompre. Beaucoup. Dès les premiers mois de notre relation. Mais chaque fois j'ai accepté de faire des compromis (voir point 1). Ces tentatives ont donné à A. des arguments constants pour me faire culpabiliser. Souvent aussi c'est lui qui prétendait rompre lors de ses grandes colères, mais c'était toujours des mots sans effet, hélas.

(5) J'ai essayé de rompre. Beaucoup. Sans jamais réussir à aller jusqu'au bout, jusqu'à cette année. Et la raison de ça, je pense que c'est très important : les violences psychologiques que je subissais m'épuisaient tellement que je n'avais pas la force de partir. Là encore, je sais que c'est difficile à croire pour celleux qui ne l'ont pas vécu, et que celleux qui l'ont vécu me comprendront immédiatement.

En partant il y a deux mois, et les semaines qui ont précédé mon départ, j'ai dû mobiliser une quantité d'énergie colossale, une quantité d'énergie dont je ne disposais absolument pas. Je n'aurais jamais réussi si je n'avais pas parlé à quelques personnes, si je n'avais pas reçu de l'aide ou au moins du soutien. J'ai creusé mon découvert d'énergie vitale. J'ai fait des dettes d'énergie si abyssales que j'espère que je n'en suis pas à tout jamais séchée, que ce ne sera pas l'unique œuvre que j'aurai réussi à accomplir de ma vie - quitter A.

Votre attention

J'ai des problèmes de concentration. Difficile de garder mes idées en ligne, difficile de lire plus de trois phrases d'affilée sans que mon esprit parte se balader ailleurs. Où, je ne sais pas très bien d'ailleurs. La plupart du temps je me rends juste compte que je viens de passer les cinq dernières minutes collée contre un mur de béton mental, c'est pas comme si j'avais pensé à autre chose ou à quelque chose en particulier.

Je pense que ça va mettre un bout de temps à se tasser, parce que pendant huit ans mon espace mental ne m'appartenait plus. Il appartenait à A.

On n'avait jamais eu de contrat là-dessus, même oral, même tacite. Au début, A. avait tant de choses intéressantes à dire, et aussi tant de choses personnelles et douloureuses qui n'étaient jamais sorties, je lui avais bien volontiers accordé généreusement mon écoute. C'était le début d'une relation, un plaisir de se découvrir l'un l'autre.

Mais ça n'a jamais cessé.

Petit à petit, je me suis rendu compte qu'il n'y avait jamais de silence et que ce n'était pas sain, que c'était même épuisant.

Petit à petit, cet épuisement mental m'a rendue plus passive, j'intervenais moins dans nos conversations, je laissais A. discourir.

Petit à petit, je n'ai plus eu de place du tout pour m'exprimer dans la relation. Paradoxalement A. me reprochait en même temps de ne pas suffisamment exprimer mes émotions ; moi, j'avais l'impression que je n'avais jamais de place pour le faire.

Petit à petit mon écoute est devenue un dû.

Lorsque je travaillais dans mon bureau, A. n'avait aucun scrupule à me demander mon temps et mon attention pour parler de quelque chose qui le préoccupait. Parfois pendant plusieurs heures. Si je manifestais que j'avais quelque chose à faire, cela le contrariait, et cette contrariété devenait le sujet de conversation urgent du moment. A. allait ainsi exiger que je me concentre sur ses problèmes à lui jusqu'à épuisement de mon énergie mentale : une fois qu'il serait parti, je pourrais recommencer à travailler, mais je n'en aurais plus la force.

Lorsque j'étais simplement en train de me détendre, il se sentait encore plus justifié à venir prendre mon temps.

Lorsque je rentrais fatiguée après une longue journée de travail, il fallait encore que je l'écoute. Pas nécessairement activement - il se contentait de mon silence - mais attentivement. A. percevait la moindre fluctuation de mon attention - un regard flottant, un bâillement réprimé, lorsqu'à bout de fatigue, tombant de sommeil, je n'arrivais vraiment plus à me concentrer sur ce qu'il disait - et alors se fâchait, m'accusait sèchement de ne pas l'écouter, de ne pas m'intéresser à lui.

Il fallait que je l'écoute revenir pour la centième fois sur les mêmes problèmes, me demander des conseils qu'il ne suivrait pas, développer en spirale des pensées négatives sur n'importe quoi - sa vie, la mienne, ses amis, mes amis, sa famille, ma famille - échafauder des projets faramineux pour lesquels il aurait besoin que je lui promette mon aide et mon investissement total mais dont je savais qu'il ne les commencerait jamais.

Toujours, si j'avais autre chose à faire que l'écouter, j'étais un monstre et j'étais responsable de ce qui n'allait pas dans notre relation.

Depuis deux mois j'apprends, petit à petit, à me réapproprier mon espace mental. Deux mois contre huit ans. On ne défait pas si facilement les habitudes. A présent je vis seule mais c'est comme si mon esprit était encore en permanence occupé, dérangé. ça va prendre un peu de temps, je pense, pour que cet espace transformé en hall de gare redevienne une chambre à soi.


lundi 16 février 2015

Du ciment dans la tête

J'aurais du mal à expliquer cela à quelqu'un qui ne l'a pas vécu, et je sais que toutes les personnes qui l'ont vécu me comprendront.

Cela commençait toujours par quelque chose d'anodin. Une petite contrariété. Une fois, tu m'as pris la tête parce que je n'avais acheté qu'une seule pâtisserie qu'on partagerait, j'aimais bien l'idée. Puis, immédiatement après, parce que j'étais allée en racheter une deuxième. Une fois parce que je n'avais pas pris la bonne sorte de café. Une fois parce que je te demandais de ne pas continuer à me caresser la tête comme tu le faisais, parce que tu me déchirais le lobe de l'oreille, ça me faisait mal. Mais souvent il te suffisait de me trouver dans la cuisine lorsque tu descendais petit-déjeuner pour que cela te contrarie, et c'était parti. Bien des fois aussi tu m'as pris la tête parce que, suite à une prise de tête, je n'étais pas très bien, pas très gaie, pas très souriante, j'avais envie de pleurer, j'étais incapable de faire comme si tout était revenu à la normale, et cela te contrariait.

Une petite contrariété, donc. Tu l'exprimais. Au départ je ne me méfiais pas. C'est fou, en huit ans je n'ai jamais appris à me méfier. Je te répondais donc, confiante qu'en discutant on pourrait dissiper le malentendu. Je me justifiais. Et c'était parti.

Tu ne lâchais pas. Ma faute était inexcusable, je devais payer. Tu montais en tension. Ton regard devenait fixe, comme une tige d'acier. Tu me prenais dans des pièges de langage. Prétendais que j'avais dit ce que je n'avais pas dit, fait ce que je n'avais pas fait. Dénichais chaque raison de me faire sentir coupable. Peu à peu, tes récriminations prenaient de plus en plus d'ampleur, jusqu'à engager toute mon attitude, toutes mes actions, tout mon être. Rien n'allait chez moi. Tu étais injuste et insultant, habile à me faire mal, à me mettre en colère par l'injustice de tes propos, et ma colère venait alimenter la tienne. Dès que je perdais mon calme - et tu étais si doué pour me faire perdre mon calme, pour taper là où c'est le plus douloureux - j'avais perdu, plus rien ne pourrait me sauver.

Je n'ai jamais réussi à arrêter moi-même une seule de ces longues séances où tu me coulais du ciment dans la tête.

Ça durait au minimum deux heures. Le plus long, je crois, c'était huit ou neuf heures d'affilée. Parfois c'était en plusieurs fois au cours de la même journée, deux heures, puis arrêt, tu me laissais filer, puis ça reprenait pour deux ou trois heures de plus. Je tremblais lorsqu'après une dispute je te voyais arriver dans mon bureau et t'asseoir avec ce regard soucieux pour "discuter". Je savais que tu allais recommencer à soulever la merde, ne pas lâcher le morceau, des heures, encore des heures. Je n'arrivais jamais à m'échapper.

Si j'essayais de sortir de la pièce tu m'en empêchais physiquement. Tu m'usais physiquement en m'empêchant de boire ou de manger, accroissant la fatigue et l'énervement. Souvent c'était dans la cuisine, parfois dans mon bureau, parfois aussi dans la chambre. Lieux symboliques, là où aurait dû être l'intimité, il y avait la torture psychologique.

Tu m'as parfois acculée à tant de désespoir que j'en ai hurlé comme une bête, à en avoir mal à la gorge pour plusieurs jours. Parfois aussi je t'ai mordu lorsque tu m'empêchais physiquement de sortir de la pièce. Je n'ai jamais eu le dessus. Ce sont des souvenirs de cauchemar, où j'avais l'impression de ne plus m'appartenir. J'étais ta marionnette hurlante.

La seule chose qui pouvait t'arrêter, c'était mes larmes. Alors tu venais, tu me consolais, me prenais dans tes bras - au début je me laissais avoir, mais assez vite j'ai appris à détester ces câlins de circonstance : comment me laisser consoler par celui même qui m'a mise dans cet état ? Alors je te repoussais et cela justifiait tes accusations selon lesquelles je te rejetais. Et puis je savais bien que ce n'était qu'un moment fugace : la dureté n'avait pas disparu du fond de ton oeil ; dès que j'avais cessé de pleurer, dès que je me calmais un peu, tu reprenais le processus de destruction là où tu l'avais laissé.

Je savais que tu ne me laisserais tranquille, peu importe le temps que ça prendrait, que lorsque tu m'aurais réduite à un petit tas humide et minable, littéralement épuisée, alors tu me relâcherais enfin, avec la sensation d'être passée sous un rouleau compresseur, brisée de l'intérieur, courbaturée d'émotions négatives, tu me laisserais retourner à ma vie, ou ce qu'il en restait.

Ma journée était foutue : j'allais traîner, triste, neurasthénique, vidée de toute énergie, jusqu'au soir. Et souvent la journée suivante aussi, tant la fatigue était importante.

En général, c'était à peu près une fois par semaine. Parfois plus. Dans les pires périodes, tous les jours ou tous les deux jours. Lorsque se passaient dix jours sans crise j'en étais tellement soulagée que j'oubliais la dernière, je m'imaginais que ça allait enfin cesser, je n'étais plus sur mes gardes - et alors tu me retombais dessus.

Ra(p)ture

La première fois que j'ai vraiment essayé de rompre avec toi... La première fois que j'ai rompu avec toi, pour de bon, tu es instantanément devenu, comme par magie, l'homme dont j'avais toujours rêvé. Tu étais doux, prévenant, compréhensif. Tu reconnaissais tout ce que tu m'avais fait subir. Tu comprenais que c'était odieux, que j'avais raison de ne pas l'accepter. Tu ne le faisais plus.

J'ai pensé que tu avais compris. Que tout allait changer. Tel que tu étais là, j'étais prête à signer à nouveau. Après un mois, j'ai accepté de donner un avenir à notre couple.

Tu es instantanément redevenu, comme par magie, l'homme abusif que j'avais toujours connu. À nouveau la tension permanente, la mauvaise humeur, la violence sourde, les récriminations. Moins d'une semaine après, tu niais avoir jamais reconnu les mauvais traitements, et tu prétendais que c'était toi qui étais resté pour m'aider, parce que j'allais tellement mal.

Et le pire, c'est que cette tentative de rupture avortée t'a donné un argument de plus pour me culpabiliser : pendant tout le temps qu'allait encore durer notre histoire, tu ne cesserais de me rappeler à quel point je t'avais fait du mal en cherchant à rompre avec toi - une cruauté impardonnable.

samedi 14 février 2015

Ton corps supplicié

Ce soir le souvenir de ton corps est revenu me tourmenter.

Ton corps doux, ton corps chaud, ton corps nu, ton corps brun et mat. Ton corps fin et frêle, A., incroyablement juvénile, incroyablement émouvant. Ton corps qui donnait envie de te protéger. Ton corps que tu mettais le plus souvent hors d'atteinte dans une nervosité intimidante, pourtant je me souviens de cette fois où entre mes bras ton corps tout entier enroulé, j'en sentais la légèreté et j'étais bouleversée par ta nudité, ta finesse, ta fragilité.

Ton corps ce soir, il m'est apparu prostré, ramassé sur lui-même comme qui se protège des coups. Ton corps d'adulte dans ton histoire d'enfant. Jamais je ne t'ai vu dans cette attitude. Mais il ne m'a pas fallu longtemps au début de notre histoire pour comprendre que tu t'étais fait, comme tu dis, "taper". On dit battre, mais ce mot-là, tu ne l'employais jamais. Battu. Enfant battu.

C'est cet enfant battu que je voyais par transparence dans ton corps fin et doux d'adulte, et je crois que je ne comprendrai jamais comment quelqu'un a pu s'acharner, faire violence à cette fragile beauté.

Et c'est peut-être aussi parce que, petit, tu avais pris des coups, tant de coups, que j'ai si longtemps supporté ta violence ; non parce que cela l'excusait, mais pour, en prenant sur moi, te protéger, pour dériver ce qui t'était arrivé, pour changer la cible, pour, peut-être, prendre les coups de ton père à ta place.

J'imaginais sans doute que j'étais mieux taillée pour encaisser.