mardi 1 mai 2018

Guérir, changer

Elle remonte à loin maintenant, cette histoire.

Plus de trois ans que j'ai quitté Algernon, plus de deux ans que je n'ai plus aucun contact avec lui, ni par téléphone, ni par mail, aucun.

C'est une histoire qui finit bien, puisque j'en suis sortie, je m'en suis bien sortie, et totalement sortie.

Si vous venez ici pour la première fois, lisez plutôt à partir des articles les plus anciens, c'est-à-dire du début. Si vous n'êtes pas là par hasard, peut-être vous vous y retrouverez. Et puis dans tous les cas lisez ceci, pour l'espoir.

Trois ans après, je suis toujours en train de guérir. C'est vrai, c'est long. Mais huit ans de blessures ne se guérissent pas en un jour, par le coup de baguette magique d'une décision courageuse. Ce serait chouette, mais non.

Trois ans après pourtant, je peux mesurer mes progrès.

Les articles écrits en 2015, dans les mois qui ont suivi mon départ, il y a pas mal de choses que je ne ressens plus comme ça aujourd'hui, en ce qui concerne les émotions. Le souvenir de la douleur n'est plus aussi présent non plus. Plus aussi actuel. Mais je les laisse tel quels, en tant que témoignages. Pour moi aussi, ils me permettent de mesurer le chemin parcouru. Sur le plan théorique en revanche je suis toujours en accord avec ce que j'ai écrit.

Les crises d'angoisse sont toujours là, mais je suis passée de crises d'angoisses invalidantes, qui pouvaient durer des semaines et m'empêchaient de sortir de chez moi ou de voir des gens, à des crises plus ponctuelles et plus modérées. C'est toujours désagréable, mais je peux vivre avec.

Je ne vis plus dans la terreur permanente, même si la terreur n'est pas toujours absente de ma vie.

Je suis passée d'un mode de survie, où le but était chaque jour d'arriver au jour suivant, à un mode de vie, où je suis capable de prendre soin de moi réellement, de m'accorder autant de soin que j'en accorderais à une personne que j'aime.

J'ai appris peu à peu à poser mes limites, à dire non, à reconnaître que j'avais le droit de dire non, à ne plus confondre aimer avec tout accepter.

Aujourd'hui je sais que je ne risque plus de tomber sous l'emprise d'une personne violente - ni Algernon, ni aucun.e autre.

Algernon a continué à me manquer régulièrement pendant des mois, comme je le raconte ici et ici. Ça a été une délivrance quand j'ai remarqué que ce n'était plus jamais le cas. Aujourd'hui je sais que si je le recroisais je ne risquerais plus de retomber sous son emprise - et je n'ai aucune envie de le recroiser. Il ne représente plus un danger pour moi. Pas davantage un regret. Maintenant, je m'en fous.

Ces articles-là particulièrement, je les laisse comme témoignages de l'emprise, parce que c'est important à dire : je n'ai pas cessé d'être sous l'emprise de mon ex au moment où je l'ai quitté, mais à peu près un an et demi plus tard. En revanche, le quitter m'a immédiatement permis d'être en sécurité et d'entamer le processus de guérison qui a mené, entre autres, à la fin de son emprise.

C'est à peu près à la même époque qu'Algernon a cessé de me manquer et que j'ai cessé d'être attirée par des personnes qui lui ressemblaient - des personnes violentes et possessives. Je pense que la thérapie et le groupe de parole y sont pour beaucoup, voir ci-dessous.

Je vis mieux. Infiniment mieux. Pas seulement parce que je suis sortie de la violence conjugale, mais aussi parce que j'ai travaillé à changer, à devenir une personne mieux protégée contre celle-ci.

Quand on sort d'une relation avec un agresseur, le risque, c'est d'en retrouver un autre. J'ai couru ce risque. Toutes les personnes victimes de violences conjugales que je connais l'ont couru aussi. Parce qu'on ne devient pas victime de violences conjugales par hasard. Non, il ne s'agit pas de dire que les victimes de violences le veulent, ou aiment ça, ou sont finalement tout aussi coupables puisqu'elles acceptent. Ça, c'est le victim-blaming des agresseurs, et c'est de la merde. La personne responsable des violences conjugales, c'est la personne qui exerce ces violences : ça, il n'y a aucun doute là-dessus. Mais la personne qui subit ces violences, en général, c'est une personne qui n'a pas appris à poser ses limites. C'est une personne à qui l'on a appris, généralement dans l'enfance, que pour être aimée, elle devait tout accepter, que c'était la condition nécessaire pour qu'on l'aime, ne serait-ce qu'un tout petit peu, parce qu'en général, les personnes qui vous apprennent ça, les parents toxiques, vous apprennent en même temps que vous n'êtes pas vraiment digne d'être aimée. C'est une personne à qui l'on a appris que son amour se mesurait à ce qu'elle était capable d'endurer pour celui-ci - à qui l'on a appris, finalement, à équivaloir amour et souffrance.

Ce n'est pas un hasard si les victimes de violences conjugales sont surtout des femmes : ce type d'injonction à tout accepter, cette conviction d'être impossible à aimer, cette interdiction de poser ses limites personnelles et de stand up for yourself font partie intégrante de l'éducation des femmes dans le patriarcat occidental. Il arrive que des hommes ayant eu des parents toxiques aient les mêmes vulnérabilités, mais c'est une exception, alors que chez les femmes c'est systémique. D'où les statistiques. On n'apprend pas impunément aux femmes qu'elles n'ont le droit de rien demander pour elles, quel que soit le prix, et aux hommes que tout leur est dû, quels que soient les moyens.

Ces convictions, ce sont des failles, des vulnérabilités. C'est par là que les agresseurs rentrent dans votre vie, c'est par là qu'ils s'installent. Toute la culture populaire de l'amour toxique (je pense notamment à la pop music) est là pour vous dire que ces vulnérabilités sont ce qui fait votre beauté. C'est faux, et c'est de la merde. Ce sont des vulnérabilités de même que les failles de sécurité en informatique : elles permettent à quelqu'un d'autre de prendre le contrôle de vos systèmes, et vous, vous risquez de tout perdre.

La bonne nouvelle, et c'est là que je voulais en venir, c'est que ce n'est pas une fatalité. On peut, et ceci à n'importe quel âge, apprendre à poser ses limites, apprendre à considérer que l'on a de la valeur, apprendre à se défendre, dans tous les sens du terme - et pour se défendre, il faut évidemment avoir quelque chose à défendre, il faut un minimum s'aimer.

Si vous sortez d'une situation de violence conjugale ou si vous y êtes encore : le responsable, la source du problème, c'est la personne qui exerce ces violences sur vous, il n'y a aucun doute à avoir là-dessus. Mais ça veut dire aussi que vous avez certainement une vulnérabilité à ces violences, et qu'il va falloir vous en occuper, sous peine de retomber sous l'emprise de votre ex ou d'une autre personne violente.

C'est ce que veut dire guérir, lorsqu'on a vécu de la violence conjugale. C'est le même processus par lequel on se reconstruit, on cicatrise, par lequel on rend sa culpabilité à l'agresseur, et par lequel on apprend à poser ses limites.

Donc pour finir je vais parler de quelques trucs qui m'ont aidée dans ce processus de guérison. C'est mon chemin, donc un chemin, pas le chemin. Libre à vous de faire votre tri et de trouver le vôtre, et bonne route.

- Parler. C'est le début de tout. Les violences conjugales vont avec une injonction au silence, une demande de loyauté, voire une inversion de la culpabilité qui empêchent de parler de ce qu'on vit. En parler est horriblement difficile, mais ça m'a sauvée. Personnellement j'ai trouvé très difficile d'en parler avec mes amis les plus proches. En revanche, ça m'a beaucoup aidée de me rapprocher d'une association (le Planning familial, dans mon cas) où j'ai trouvé une écoute sans jugement sur les questions de violences. Ça m'a permis de mettre des mots sur ce que je vivais, de réaliser que c'était bien de la violence, et de me tenir bon à ma résolution de quitter Algernon. Aujourd'hui encore il m'est plus facile de parler de tout ça avec des personnes neutres qu'avec des personnes avec qui j'ai des liens affectifs, parce que j'ai du mal avec la douleur que ça leur cause. Je pense néanmoins que c'est une bonne chose de parler de ce que j'ai vécu à mon entourage, parce qu'on ne parle pas assez de ces sujets, parce que me taire renforce les clichés sur ce à quoi ressemble la violence conjugale et qui elle concerne, et parce que ce n'est pas à moi d'avoir honte de ce que j'ai vécu.

- Établir un.e intermédiaire. Après mon départ, Algernon a continué à essayer de me détruire à distance, notamment par mail. Je dois la vie (littéralement) à l'amie qui a accepté que je redirige vers son adresse les mails d'Algernon, pour qu'elle les lise pour moi et fasse le tri entre les informations pratiques et le venin. Mon état s'est instantanément amélioré dès que je me suis sue protégée de ces agressions à distance. (Maintenant que toutes les questions pratiques sont réglées, les messages d'Algernon vont directement vers une adresse-poubelle dont j'ai oublié le mot de passe.) J'ai depuis joué ce rôle d'intermédiaire pour d'autres personnes. Le principe est simple : les mots d'une personne ne sont toxiques que si vous avez des liens affectifs avec cette personne. Les tentatives de manipulation d'une personne que je ne connais pas sont sans effet sur moi. Comme intermédiaire, j'ai choisi une personne en qui j'avais totalement confiance. Il en fallait de la confiance, car ça voulait dire qu'elle lirait les calomnies d'Algernon sur moi. Si je n'avais pas eu de tel.le ami.e dans mon entourage, j'aurais pu demander à ma psy, qui m'avait suggéré cette méthode, ou à un.e bénévole de l'association de lutte contre les violences conjugales.

- Groupe de parole. Plus tard, après avoir déménagé, après l'avoir quitté, dans une autre ville, je me suis rapprochée d'une association spécialisée dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Cette association proposait des thérapies individuelles mais aussi des groupes de paroles de femmes victimes de violences. Ce groupe de parole a été déterminant pour moi. Parler avec d'autres femmes victimes de violences m'a permis de donner une réalité à ce que j'avais vécu, de sortir de l'intérieur de ma tête où quelque part Algernon était toujours là, en train de me dire que j'étais folle et que j'inventais tout ça, voire que c'était moi qui lui faisais du mal. Or justement, dans le groupe de parole, ce sentiment-là, on l'avait toutes, à un moment ou à un autre. Parler entre nous, ça nous a permis de nous confirmer mutuellement qu'on était pas folles, que ce qu'on vivait était bien réel ; parce que c'est plus facile quelque part de reconnaître la réalité des violences vécues par quelqu'un d'autre que celles que l'on vit soi-même, et parce que j'avais tendance aussi, au moins au début, à être plus bienveillante envers les autres qu'envers soi-même. En faisant l'un, j'ai appris à faire l'autre. Donc la solidarité et les échanges avec d'autres personnes qui vivaient la même chose, pour moi, ça a été déterminant. Merci pour tout, les girls.

- Thérapie. Aux moments où je sombrais, faire un travail de psychothérapie m'a sauvé la vie. Plusieurs fois. Ça m'a demandé, avant tout, de reconnaître que là, j'étais submergée, je ne pouvais pas m'en sortir seule, j'avais besoin d'aide. Au-delà de ces urgences ponctuelles, ça m'a aussi permis, à plus long terme, de changer les schémas de fonctionnement qui me rendaient vulnérable aux violences. Pour moi, ce qui a été très efficace pour changer les schémas dans lesquels j'étais enfermée depuis l'adolescence, ça a été l'analyse transactionnelle. C'est une thérapie interactive, plutôt courte (pas 15 ans donc - moi j'ai eu de bons résultats en un an de thérapie hebdomadaire) qui se focalise sur les scénarios qui se répètent dans nos vies, et comment en changer. On y travaille beaucoup à partir de ses interactions avec les autres, donc je trouve que c'est assez pertinent pour traiter des questions de violences, et ça en fait aussi un bon exutoire.
J'ai aussi trouvé l'EMDR très efficace pour traiter les traumatismes.
Là encore, les associations de lutte contre les violences conjugales proposent souvent des thérapies gratuites aux victimes, pour les aider à se reconstruire et à sortir des schémas de violence.

- Lire Échapper aux manipulateurs et Divorcer d'un manipulateur de Christel Petitcollin. Ces deux livres-là, très pratiques, m'ont indéniablement aidée, et en de nombreuses circonstances, même si je suis pas toujours d'accord avec tout ce qu'écrit cette autrice (la conclusion d'Échapper aux manipulateurs notamment, que je trouve contre-productive). L'analyse non-jugeante des facteurs qui rendent vulnérables à la manipulation et les stratégies proposées pour faire obstacle à celle-ci, notamment, m'ont été très utiles.

- Entretenir les liens. La violence conjugale est quelque chose qui isole. Quand j'ai quitté Algernon, j'ai déménagé pour une ville où je connaissais peu de gens et je suis quelqu'un de timide et introverti. Autant dire qu'entretenir les liens, pour moi, c'est difficile et même parfois impossible, en cas d'angoisses notamment. Pourtant garder des liens avec mes ancien.ne.s ami.e.s, même à distance, et en créer de nouveaux sur place, même peu nombreux, cela m'a donné beaucoup de force et de résilience.

- Animal de compagnie. Purée, qu'est-ce que je serais devenue sans le chat, sérieusement.

- Patience. La guérison prend du temps. La guérison est cyclique. J'ai ragé de me voir retomber dans de vieux schémas et de vieilles angoisses alors que je m'en croyait sortie. Surtout que j'ai déjà tendance à être dure envers moi-même. Quand ça m'arrive, j'observe mes progrès sur le long terme, et comment mon "jour sans" est différent de ceux d'il y a six mois ou un an. Quand je traverse des périodes d'angoisse, observer qu'elles sont différentes, moins longues et moins intenses qu'il y a un an, deux ans, trois ans me fait beaucoup de bien. Constater les ressources personnelles et interpersonnelles que j'ai développé aussi. Mes moments d'angoisse, ce ne sont pas des retours à la case départ : je suis sur une longue spirale sur laquelle je progresse sans cesse, toujours un niveau plus haut.

- Me pardonner. Je suis facilement en colère contre moi-même d'être restée huit ans dans cette situation qui m'a abîmée, physiquement et moralement. Cette culpabilité ne me quitte guère, surtout quand je subis les séquelles de la violence, notamment physiques, qui durent encore aujourd'hui. Contre cette colère-là, qui ne sert à rien, j'essaye de me souvenir que le responsable des violences, c'est l'agresseur ; et que cette personne travaillait quotidiennement à m'embrouiller la tête et à retourner la responsabilité. Que mes motifs pour rester avec Algernon, c'est-à-dire donner sa chance à la relation, voir le bon en lui, n'ont rien de honteux. Et que j'ai finalement fait ce qu'il fallait en partant.

- Quitter des gens. La vie est trop courte pour m'emmerder avec des gens (ami.e.s, collègues, famille, amoureuxses ou même de parfaits inconnus qui se sentent autorisés à donner leur avis) qui trouvent que c'est de ma faute, que j'ai dû faire quelque chose pour le mériter, que je "n'avais qu'à partir" ou que je pète l'ambiance avec mes histoires de violence conjugale. C'est un discours horriblement répandu, il fait partie de notre culture violente. Il a pour but de faire taire les victimes et d'excuser les agresseurs. Le but, c'est de ne plus penser ça moi-même, donc maintenant je vire de mon entourage toute personne qui me sort ce genre de merde si elle n'est pas suivie d'excuses sincères (et par excuses sincères je veux dire reconnaissance que c'est de la merde et engagement de ne pas recommencer ; s'il y a récidive, je suis impitoyable). Entendons-nous bien : personne ne me doit son temps et son écoute, surtout sur ces sujets qui sont lourds, difficiles à entendre et peuvent aussi réactiver des traumatismes chez celles et ceux qui m'écoutent. Mais s'il est tout à fait normal et légitime de dire que l'on est pas en état d'entendre parler de ces sujets-là ici et maintenant, il n'est jamais acceptable de juger la personne victime de violences qui vous fait la confiance de vous en parler.

- Bienveillance. Je mérite d'être bien traitée, et avant tout par moi-même. Quand ça ne va pas, j'écoute mes besoins. Je ne me houspille pas. J'essaye de me donner l'autorisation de ressentir ce que je ressens et le réconfort et l'espace nécessaires à le digérer. Être bienveillante envers les autres m'aide aussi à l'être davantage envers moi-même : le non-jugement, ça marche dans les deux sens.

- Faire des trucs. Que ce soit écrire, faire du sport, de la menuiserie, de l'art, de la danse, seule ou en groupe : faire des trucs me fait du bien.

- Faire rien. Parfois, il n'y a pas d'autre solution. Personnellement quand je ne suis capable de rien faire d'autre je trouve un réconfort toujours renouvelé dans la lecture du webcomic Questionable content ou de l'excellente BD Cadavre exquis, de Pénélope Bagieu.

- Changer l'amour. Les violences conjugales s'appuient entre autre, culturellement, sur une conception toxique de l'amour, diffusée notamment par les chansons. Une culture où tuer celle qu'on aime, la harceler, la séquestrer, la surveiller, la torturer est une preuve d'amour. C'est faux, et c'est de la merde. L'amour, c'est fait pour être agréable. C'est fait pour être partagé. C'est fait pour être voulu par toutes les personnes impliquées. Donc j'essaye de bannir de ma vie les conceptions de l'amour qui font le lit de la violence. Je sais, c'est pas facile de changer ce qui nous fait vibrer. Mais avec le temps, on peut refaire de l'amour quelque chose d'aimable.