mardi 24 mars 2015

Votre attention

J'ai des problèmes de concentration. Difficile de garder mes idées en ligne, difficile de lire plus de trois phrases d'affilée sans que mon esprit parte se balader ailleurs. Où, je ne sais pas très bien d'ailleurs. La plupart du temps je me rends juste compte que je viens de passer les cinq dernières minutes collée contre un mur de béton mental, c'est pas comme si j'avais pensé à autre chose ou à quelque chose en particulier.

Je pense que ça va mettre un bout de temps à se tasser, parce que pendant huit ans mon espace mental ne m'appartenait plus. Il appartenait à A.

On n'avait jamais eu de contrat là-dessus, même oral, même tacite. Au début, A. avait tant de choses intéressantes à dire, et aussi tant de choses personnelles et douloureuses qui n'étaient jamais sorties, je lui avais bien volontiers accordé généreusement mon écoute. C'était le début d'une relation, un plaisir de se découvrir l'un l'autre.

Mais ça n'a jamais cessé.

Petit à petit, je me suis rendu compte qu'il n'y avait jamais de silence et que ce n'était pas sain, que c'était même épuisant.

Petit à petit, cet épuisement mental m'a rendue plus passive, j'intervenais moins dans nos conversations, je laissais A. discourir.

Petit à petit, je n'ai plus eu de place du tout pour m'exprimer dans la relation. Paradoxalement A. me reprochait en même temps de ne pas suffisamment exprimer mes émotions ; moi, j'avais l'impression que je n'avais jamais de place pour le faire.

Petit à petit mon écoute est devenue un dû.

Lorsque je travaillais dans mon bureau, A. n'avait aucun scrupule à me demander mon temps et mon attention pour parler de quelque chose qui le préoccupait. Parfois pendant plusieurs heures. Si je manifestais que j'avais quelque chose à faire, cela le contrariait, et cette contrariété devenait le sujet de conversation urgent du moment. A. allait ainsi exiger que je me concentre sur ses problèmes à lui jusqu'à épuisement de mon énergie mentale : une fois qu'il serait parti, je pourrais recommencer à travailler, mais je n'en aurais plus la force.

Lorsque j'étais simplement en train de me détendre, il se sentait encore plus justifié à venir prendre mon temps.

Lorsque je rentrais fatiguée après une longue journée de travail, il fallait encore que je l'écoute. Pas nécessairement activement - il se contentait de mon silence - mais attentivement. A. percevait la moindre fluctuation de mon attention - un regard flottant, un bâillement réprimé, lorsqu'à bout de fatigue, tombant de sommeil, je n'arrivais vraiment plus à me concentrer sur ce qu'il disait - et alors se fâchait, m'accusait sèchement de ne pas l'écouter, de ne pas m'intéresser à lui.

Il fallait que je l'écoute revenir pour la centième fois sur les mêmes problèmes, me demander des conseils qu'il ne suivrait pas, développer en spirale des pensées négatives sur n'importe quoi - sa vie, la mienne, ses amis, mes amis, sa famille, ma famille - échafauder des projets faramineux pour lesquels il aurait besoin que je lui promette mon aide et mon investissement total mais dont je savais qu'il ne les commencerait jamais.

Toujours, si j'avais autre chose à faire que l'écouter, j'étais un monstre et j'étais responsable de ce qui n'allait pas dans notre relation.

Depuis deux mois j'apprends, petit à petit, à me réapproprier mon espace mental. Deux mois contre huit ans. On ne défait pas si facilement les habitudes. A présent je vis seule mais c'est comme si mon esprit était encore en permanence occupé, dérangé. ça va prendre un peu de temps, je pense, pour que cet espace transformé en hall de gare redevienne une chambre à soi.


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