lundi 16 février 2015

Du ciment dans la tête

J'aurais du mal à expliquer cela à quelqu'un qui ne l'a pas vécu, et je sais que toutes les personnes qui l'ont vécu me comprendront.

Cela commençait toujours par quelque chose d'anodin. Une petite contrariété. Une fois, tu m'as pris la tête parce que je n'avais acheté qu'une seule pâtisserie qu'on partagerait, j'aimais bien l'idée. Puis, immédiatement après, parce que j'étais allée en racheter une deuxième. Une fois parce que je n'avais pas pris la bonne sorte de café. Une fois parce que je te demandais de ne pas continuer à me caresser la tête comme tu le faisais, parce que tu me déchirais le lobe de l'oreille, ça me faisait mal. Mais souvent il te suffisait de me trouver dans la cuisine lorsque tu descendais petit-déjeuner pour que cela te contrarie, et c'était parti. Bien des fois aussi tu m'as pris la tête parce que, suite à une prise de tête, je n'étais pas très bien, pas très gaie, pas très souriante, j'avais envie de pleurer, j'étais incapable de faire comme si tout était revenu à la normale, et cela te contrariait.

Une petite contrariété, donc. Tu l'exprimais. Au départ je ne me méfiais pas. C'est fou, en huit ans je n'ai jamais appris à me méfier. Je te répondais donc, confiante qu'en discutant on pourrait dissiper le malentendu. Je me justifiais. Et c'était parti.

Tu ne lâchais pas. Ma faute était inexcusable, je devais payer. Tu montais en tension. Ton regard devenait fixe, comme une tige d'acier. Tu me prenais dans des pièges de langage. Prétendais que j'avais dit ce que je n'avais pas dit, fait ce que je n'avais pas fait. Dénichais chaque raison de me faire sentir coupable. Peu à peu, tes récriminations prenaient de plus en plus d'ampleur, jusqu'à engager toute mon attitude, toutes mes actions, tout mon être. Rien n'allait chez moi. Tu étais injuste et insultant, habile à me faire mal, à me mettre en colère par l'injustice de tes propos, et ma colère venait alimenter la tienne. Dès que je perdais mon calme - et tu étais si doué pour me faire perdre mon calme, pour taper là où c'est le plus douloureux - j'avais perdu, plus rien ne pourrait me sauver.

Je n'ai jamais réussi à arrêter moi-même une seule de ces longues séances où tu me coulais du ciment dans la tête.

Ça durait au minimum deux heures. Le plus long, je crois, c'était huit ou neuf heures d'affilée. Parfois c'était en plusieurs fois au cours de la même journée, deux heures, puis arrêt, tu me laissais filer, puis ça reprenait pour deux ou trois heures de plus. Je tremblais lorsqu'après une dispute je te voyais arriver dans mon bureau et t'asseoir avec ce regard soucieux pour "discuter". Je savais que tu allais recommencer à soulever la merde, ne pas lâcher le morceau, des heures, encore des heures. Je n'arrivais jamais à m'échapper.

Si j'essayais de sortir de la pièce tu m'en empêchais physiquement. Tu m'usais physiquement en m'empêchant de boire ou de manger, accroissant la fatigue et l'énervement. Souvent c'était dans la cuisine, parfois dans mon bureau, parfois aussi dans la chambre. Lieux symboliques, là où aurait dû être l'intimité, il y avait la torture psychologique.

Tu m'as parfois acculée à tant de désespoir que j'en ai hurlé comme une bête, à en avoir mal à la gorge pour plusieurs jours. Parfois aussi je t'ai mordu lorsque tu m'empêchais physiquement de sortir de la pièce. Je n'ai jamais eu le dessus. Ce sont des souvenirs de cauchemar, où j'avais l'impression de ne plus m'appartenir. J'étais ta marionnette hurlante.

La seule chose qui pouvait t'arrêter, c'était mes larmes. Alors tu venais, tu me consolais, me prenais dans tes bras - au début je me laissais avoir, mais assez vite j'ai appris à détester ces câlins de circonstance : comment me laisser consoler par celui même qui m'a mise dans cet état ? Alors je te repoussais et cela justifiait tes accusations selon lesquelles je te rejetais. Et puis je savais bien que ce n'était qu'un moment fugace : la dureté n'avait pas disparu du fond de ton oeil ; dès que j'avais cessé de pleurer, dès que je me calmais un peu, tu reprenais le processus de destruction là où tu l'avais laissé.

Je savais que tu ne me laisserais tranquille, peu importe le temps que ça prendrait, que lorsque tu m'aurais réduite à un petit tas humide et minable, littéralement épuisée, alors tu me relâcherais enfin, avec la sensation d'être passée sous un rouleau compresseur, brisée de l'intérieur, courbaturée d'émotions négatives, tu me laisserais retourner à ma vie, ou ce qu'il en restait.

Ma journée était foutue : j'allais traîner, triste, neurasthénique, vidée de toute énergie, jusqu'au soir. Et souvent la journée suivante aussi, tant la fatigue était importante.

En général, c'était à peu près une fois par semaine. Parfois plus. Dans les pires périodes, tous les jours ou tous les deux jours. Lorsque se passaient dix jours sans crise j'en étais tellement soulagée que j'oubliais la dernière, je m'imaginais que ça allait enfin cesser, je n'étais plus sur mes gardes - et alors tu me retombais dessus.

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