jeudi 16 avril 2015

Les autres

Souvent je m'attends à ce que les gens se mettent à me hurler dessus. Se mettent en colère contre moi, comme ça, sans raison. Même les amis. Même les amis proches. Même ceux dont je n'ai jamais rien eu à craindre. Souvent quand je ne suis pas avec eux je n'ose pas les contacter parce que je les imagine se transformer subitement en pères - ou mères - fouettards. Le même déchaînement de violence injuste et injustifiée que j'ai vécue de la part de A., et aussi de quelques autres personnes - du coup j'en crains le surgissement chez un peu tout le monde.

J'ai du mal à parler de ce que j'ai vécu.

Je m'attends toujours à ce qu'on mette ma parole en doute. Qu'on ne me croie pas. Que, en face ou dans mon dos, on dise que je délire, que j'en fais trop, que je cherche juste à attirer l'attention sur moi. Que c'est pas possible. Que je suis une grosse mytho.

Moi-même parfois j'ai du mal à y croire, je me dis non mais tu te fais des idées ma fille, tout de même, il ne t'a pas battue. Je me dis que ce que j'ai vécu c'était peut-être normal, c'est juste moi qui suis trop sensible. Et puis là en général je me secoue et je dis : A., sors de ma tête.

J'ai du mal à parler de ce que j'ai vécu, parce que je pense toujours que les autres n'ont pas envie d'entendre parler de ça. C'est trop triste, trop violent. J'ai pas envie de plomber l'ambiance. Je m'imagine que si je commence à m'ouvrir les horreurs que j'ai vécues, les gens prendront leurs distances avec moi parce que c'est trop pesant à porter, parce qu'ils ne peuvent pas supporter ça.

Je m'imagine que mes amis ne voudront plus me parler.

Je me sens comme une merde de parler de ça à des personnes qui connaissent A., j'ai l'impression de médire dans son dos.

Je m'imagine que les amoureuxses ne voudront plus de moi s'ils savent que je porte en moi un aussi lourd vécu. Je m'imagine que mes traumatismes me rendent repoussante. Donc je les cache.

Je m'imagine que si je me mets à pleurer devant eux, les gens me trouveront si laide qu'ils ne voudront plus jamais me voir.

J'ai peur que les gens aient envie de me taper dessus parce que ma faiblesse passée ou présente les énerve ; parce qu'ils trouveraient que les gens faibles sont nuls.

Je pense que personne n'a envie d'entendre parler de violences conjugales et que du coup, si je commence à le faire, mes amis vont se mettre à me crier dessus et me mettre à la porte.

Je pense que les gens s'imaginent qu'une fois qu'on a quitté son conjoint violent, c'est bon, c'est fini, et qu'ils ne comprendront pas que j'aie autant besoin d'en parler après.

Je culpabilise beaucoup d'avoir autant besoin d'en parler. Alors finalement j'en parle peu, rarement, sans entrer dans les détails.

J'ai du mal à m'ouvrir.

J'ai pas dit que les gens avaient ces attitudes-là. Dans tout ce qui précède je parle de mes appréhensions irrationnelles vis-à-vis des réactions des autres, forgées par l'expérience de la violence et puis deux ou trois autres trucs aussi. Je parle de l'intériorisation de la crainte, de la culpabilité ancrée et de l'isolement qui s'ensuit. Je parle de ma mentalité de femme battue.

Les autres, maintenant.

Bien sûr j'ai perçu souvent une gêne, une réticence chez mes interlocuteurs. ça se comprend. C'est pas des choses faciles à entendre. C'est pas des choses auxquelles on s'attend, même si les statistiques des violences conjugales sont si effarantes qu'on devrait toujours bien se douter qu'on en a dans son entourage proche. Deux femmes sur cinq, au cours de leur vie. Vous en connaissez forcément une.

L'envie de changer de conversation, je l'ai sentie aussi. C'est pas toujours fait avec tact. Mais je suppose que préférer parler d'autres choses plus positives, ça part d'un bon sentiment, c'est pas juste parce que vous en avez rien à foutre de mes problèmes et qu'est-ce qu'elle vient nous emmerder.

De l'incrédulité parfois chez ceux qui connaissent aussi A., mais la plupart du temps je sais juste pas ce que vous en pensez.

De l'incompréhension chez ceux qui me connaissent depuis si longtemps qu'ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi je ne leur en ai pas parlé avant.

Des tentatives de relativiser, de minimiser, de ramener ce que j'ai vécu à des disputes d'amoureux, à des situations de couple normales, à des ruptures normales. Je sais bien que c'est pour essayer d'apprivoiser l'inacceptable, de le ramener à votre échelle, mais pour moi c'est très humiliant. Je me sens rabaissée lorsque quelqu'un fait ça. Je me sens incomprise sur un sujet intime, important, atrocement douloureux.

Et puis cette question qui revient toujours, lancinante, culpabilisante : pourquoi es-tu restée ? Vous n'avez pas idée à quel point je me sens nulle, à quel point je me sens responsable, à quel point je me sens t'as à t'en prendre qu'à toi-même, à quel point je me sens misérable à chaque fois que quelqu'un me pose cette question-là. ça me donne l'impression que j'ai à me justifier, comme si c'était moi la coupable.

Le seul truc pire, je crois, c'est ceux qui me demandent ce que je faisais pour mettre A. en colère comme ça. Comme s'il y avait une possibilité pour que je l'aie mérité.